Le détournement d’attention… un sujet si vaste et passionnant pour les magiciens que nous sommes ! Au départ il y a eu le « Regarde le bateau là-haut ! » qui a connu son heure de gloire, puis les techniques se sont heureusement un peu enrichies… (Rire) Détourner le mental, donc l’attention, pour « aveugler » la raison et les cinq sens du spectateur de façon à ce qu’il « voie » des choses qu’il ne doit pas voir…sans s’en apercevoir ! Les méthodes sont infinies et m’émerveillent au plus haut point !
J’aimerais évoquer aujourd’hui la routine des « Salières » d’Albert Goshman, que j’ai modestement reprise « à ma sauce » dans mon spectacle « Intimiste 2 » il y a quelques années. Pour moi, c’est le modèle le plus parfait qui soit pour montrer toute la richesse possible du détournement d’attention. Il est intéressant de noter que ce qui m’a pris littéralement des années ne fut bien sûr pas de savoir parfaitement empalmer une pièce et de la placer sous une salière en toute discrétion (c’est le minimum). Le véritable challenge fût d’absorber la mécanique du tour, de m’approprier son rythme, de me fondre dans son « pouls cardiaque ». Pourquoi ? Parce que la véritable misdirection vient de là. C’est fascinant. Quel génie ce Goshman ! C’est d’ailleurs pour ça que cette routine est si dure à reproduire : il ne s’agit pas d’une prouesse véritablement technique, mais d’une forme de respiration spécifique qu’il s’agit de trouver par rapport à soi-même et au public (en particulier par rapport aux deux spectatrices qui entourent le magicien en l’occurrence). La magie est là. Le détournement d’attention naît des rapports qu’on établit entre soi-même (le magicien) et le public. Observez Goshman en action sur Internet par exemple : tout se joue dans sa manière de s’adresser à ses spectatrices, cette façon qu’il a d’utiliser sa fameuse posture d’attente (une pièce est arrivée, certainement… alors du regard et « du corps », il demande à la spectatrice de soulever la salière.). Observez la position de son corps, outrancière et figée, qui prépare à un certain nombre de détournements directs et indirects. La parole, le texte, les sons (provoqués par des objets qui tintent) : tout participe au travail de misdirection générale.
Mais il y a autre chose qui est tout aussi exceptionnel et subtil : c’est la façon dont Goshman explique finalement le « truc » de la routine en toute simplicité, sans que cela ne diminue en rien la puissance de la routine. C’est incroyable quand même quand on y pense ! C’est bien la preuve d’ailleurs que la puissance réelle de la routine repose non pas sur son aspect purement technique, mais sa dimension rythmique. En effet, dès les premières secondes, le spectateur comprend que le jeu réside dans le fait de voir arriver la pièce sous la salière qui, manifestement vient d’y être placée par le magicien. On connaît la méthode et on pense qu’il n’y a donc plus qu’à ouvrir ses yeux, sans se laisser envahir par la misdirection. Or, on ne voit rien. On ne suit rien. Ajoutez à cela une bonne variété dans les différentes passes utilisées, ainsi que le côté répétitif de l’ensemble et le tour est joué ! La modernité de Goshman est absolument hallucinante.
Revenons à ce concept de la « respiration » d’un tour, qui me semble tellement importante. Oui, je pense qu’un tour « respire » seul. Du moins peut exister par lui-même. Il demande simplement la réunion d’un certain nombre de paramètres pour donner sa substantifique moelle. Je veux dire que le tour répond à certains souffles, certains « temps » naturels. On peut l’effectuer plus ou moins vite, mais pas trop vite ou trop lentement. Cela se fait tout seul, au moins jusqu’à un certain point. Et c’est à partir de là qu’on peut affirmer qu’un tour « respire » par lui-même. Donc, on peut dire que le timing est donné par le tour qu’on choisit (ou qui nous choisit ?). Cela me paraît essentiel de le savoir pour nous permettre de le servir avec le plus de discernement possible.
